Du citoyen au consommateur : anatomie d'une dépossession politique

Sous la surface des élections, des débats télévisés et des sondages, une vérité plus profonde résiste : le citoyen, dans sa forme classique, a disparu. Ce n'est pas qu'il a cessé de voter, de parler politique ou d'exprimer des opinions. C'est qu'il a été remplacé, lentement mais sûrement, par une autre figure : celle du consommateur.

À chaque scrutin, les indignations fusent : "Comment le peuple a-t-il pu voter ainsi ?". Cette question brutale évacue le vrai problème : comment en est-on arrivé là ?

Comment nous avons été formatés

Le citoyen moderne grandit dans un environnement façonné par des forces économiques, médiatiques et institutionnelles qui structurent ses façons de voir depuis l'enfance.

Les médias de masse sont devenus des outils de distraction autant que de formatage idéologique. Ils donnent la parole à des responsables politiques qui peuvent mentir sans contradiction. L'école, autrefois espace de transmission et d'émancipation, subit aujourd'hui des logiques gestionnaires, budgétaires et parfois idéologiques qui limitent sa portée éducatrice. Les familles elles-mêmes, soumises à des conditions de vie précaires ou à une culture de consommation permanente, ne peuvent plus transmettre une conscience politique bâtie sur l'effort, la lecture et la continuité historique.

Le résultat est saisissant : une population électorale qui n'est pas dénuée d'intelligence, mais profondément démunie d'outils. Ce n'est pas une défaite individuelle, mais une destruction organisée des structures d'émancipation.

Quand le citoyen devient consommateur

Guy Debord, avec La société du spectacle, avait dressé un diagnostic : le citoyen n'agit plus, il observe. Il ne délibère plus, il choisit parmi des offres médiatiques préfabriquées.

Jean Baudrillard, dans La société de consommation et Le système des objets, a pressenti ce basculement : la consommation devient l'activité première, même dans la sphère politique.

Concrètement, cela donne quoi ? Le vote devient un acte d'achat symbolique. Le débat public devient un théâtre d'opinions stériles. On ne participe plus politiquement, on "réagit" à des contenus. On "soutient" une cause en partageant une image. On "choisit" un candidat comme on choisirait une application mobile.

La logique de la participation citoyenne a cédé la place à celle de la sélection émotionnelle et immédiate.

Une guerre des classes à l'envers

Nous vivons une lutte de classes inversée. Une seule classe a conscience d'elle-même : celle des ultra-riches, des grands groupes, de l'oligarchie médiatico-politique. Michel Geoffroy, dans La super-classe mondiale contre les peuples, a bien décrit cette élite globalisée qui se connaît, s'organise, agit de façon coordonnée.

En face, la classe populaire - qu'on appelle désormais "moyenne" pour mieux masquer son déclassement - est atomisée, distraite, culpabilisée. Chacun pense que ses difficultés viennent de ses propres insuffisances.

Et les plus lucides ? Souvent, ils peinent à transformer leur lucidité en action collective. Au lieu de construire des alliances, ils pourraient choisir de tendre la main, d'expliquer, de transmettre. Car toute tentative sincère d'explication construit un pont. Chaque éclairage, même partiel, est un acte politique. Ce n'est qu'en partageant la compréhension du monde que l'on peut espérer en modifier le cours.

Transmettre plutôt que critiquer

Il ne s'agit plus de juger les autres, mais d'agir. Le vrai travail commence là : dans l'effort patient pour redonner des repères, transmettre des outils, réactiver une culture politique. Il faut parler, expliquer, documenter, proposer. Il faut faire de la pédagogie populaire.

Internet et les réseaux sociaux offrent une opportunité historique : une capacité de diffusion directe, massive, gratuite. Chaque personne lucide peut aujourd'hui devenir un éclaireur. Non pour donner des leçons, mais pour rallumer des lumières.

Le piège des querelles d'experts

Même dans les cercles les plus éclairés, le phénomène identique se reproduit : des désaccords de détail deviennent des motifs de rupture. Les experts, par leur extrême sensibilité sur leur sujet, perçoivent dans une nuance un abîme. Ce qui est une broutille pour le profane devient une montagne pour eux.

Mais lorsqu'un expert se détourne d'un projet, d'une coalition ou d'un combat pour une divergence microscopique, il prive les autres de son éclairage. Il reste fidèle à ses principes, mais infidèle à la mission politique de l'expert : transmettre, malgré l'imperfection du réel.

Il faut savoir relativiser, composer, ajuster. Réduire ses exigences, non par faiblesse, mais par stratégie. Car dans un désert d'éducation politique, même une source imparfaite est vitale.

Un combat mené par des taupes

Le travail à mener est souterrain. Il ne sera ni spectaculaire ni glorieux. Il demandera du temps, de la persévérance, de l'écoute. C'est le travail de la vieille taupe, celle qui creuse en silence, jusqu'à faire surgir un jour une rupture visible.

Chaque mot compte. Chaque transmission. Chaque lien créé. Ce que nous n'expliquons pas aujourd'hui, nous le paierons demain.

Il ne s'agit pas d'un devoir moral. C'est une urgence stratégique.

Nous avons tous à y gagner. Là où la critique de l'autre ne fait que renforcer l'impuissance, l'éducation mutuelle est notre seule chance de reprendre prise sur le réel.