Objectif
Ce modèle d'analyse est destiné à comprendre certains changements de normes au sein de notre société. Il s'applique particulièrement aux idéologies qui servent, même indirectement, les intérêts du capitalisme contemporain. Le modèle fournit une grille de lecture fondée sur des dynamiques sociales observables, sans juger le contenu des normes concernées.
Le modèle
Phase 1 - Introduction douce : le volontariat éclairé
La norme émergente est présentée comme utile, positive et facultative. Le discours valorise la responsabilité individuelle, la rationalité, le choix. Toute résistance est considérée légitime.
Exemples
- L'anglais est un atout pour les projets internationaux.
- Le vaccin est disponible pour les publics volontaires.
- L'euthanasie sera strictement encadrée, pour les cas les plus extrêmes.
Phase 2 - Moralisation : la pression sociale douce
La norme devient une marque de civisme, de modernité ou d'intelligence. Refuser de s'y conformer devient moralement suspect. L'incitation devient une pression.
Exemples
- Parler anglais montre que vous êtes adapté, ouvert, compétent.
- Se vacciner protège les autres. Refuser, c'est être égoïste.
- Refuser à quelqu'un de mourir dignement, c'est inhumain.
Phase 3 - Institutionnalisation : la contrainte
La norme devient obligatoire pour accéder à des ressources, des postes, des droits. Elle est inscrite dans les règles formelles.
La non-conformité exclut.
Exemples
- L'anglais est requis pour tous les postes de cadre.
- Passe vaccinal requis pour accéder aux lieux publics.
- L'euthanasie étend son périmètre d'application, avec les risques d'une dérive possible vers une "solution sociale" à certaines situations de dépendance.
Phase 4 - Diabolisation des dissidents : l'exclusion symbolique et le mécanisme du bouc émissaire
La norme devient identitaire. Celui qui y déroge est marginalisé, disqualifié, caricaturé. Il est désigné comme un obstacle à la société, voire comme une menace. Ce processus passe par la désignation d'un ou plusieurs boucs émissaires, concentrant sur ceux-ci la peur collective, l'angoisse sociale, voire la haine. En stigmatisant, ce mécanisme renforce la cohésion du groupe dominant.
Exemples
- Refuser l'anglais en entreprise ? Vous êtes inemployable.
- Non-vacciné ? Vous mettez la société en danger, vous êtes un antivax d'ultra-droite.
- Contre l'élargissement du droit à l'euthanasie aux mineurs et aux pauvres ? Vous êtes réactionnaire, insensible à la souffrance humaine.
Champs d'application pertinents
Le modèle fonctionne bien sur des normes :
- à prétention universaliste (morale, modernité, rationalité)
- diffusées par des relais non étatiques (entreprises, ONG, "experts", médias)
- liées à des intérêts économiques forts (marché linguistique (1), pharmaceutique, numérique)
Cadrage critique
- Ce modèle ne s'applique pas à tous les changements sociaux.
- Il ne suppose aucun complot : il décrit des logiques systémiques sans acteur unique.
- Il n'implique pas que toute norme issue de ce processus est néfaste, mais que le processus peut rendre impossible toute opposition saine.
- Il met en garde contre la logique du cliquet : chaque étape empêche le retour en arrière.
- Il attire l'attention sur la facilité avec laquelle le système peut désigner un bouc émissaire pour maintenir la cohésion apparente du groupe majoritaire.
Remarque
La progression décrite dans ce modèle épouse la logique de la fenêtre d'Overton : une idée auparavant impensable devient progressivement tolérable, puis raisonnable, puis populaire, puis politique, puis obligatoire. La fenêtre du pensable se déplace sous l'effet combiné des discours, des intérêts et de la pression sociale. Ce modèle montre que, lorsque la trajectoire est verrouillée par des paliers successifs (effet de cliquet), la fenêtre ne se contente pas de glisser : le glissement ne peut plus faire marche arrière après chaque seuil franchi.
Notes
- marché linguistique : Concept emprunté à Pierre Bourdieu, le marché linguistique désigne l'espace social dans lequel les langues ou registres de langue sont valorisés de façon inégale, en fonction des enjeux de pouvoir et de reconnaissance. Parler une langue dominante (comme l'anglais aujourd'hui) confère un capital symbolique et économique. La hiérarchisation des langues reflète donc des rapports de domination sociale. L'imposition de l'anglais dans certains milieux professionnels en France, y compris quand cela n'est pas fonctionnellement nécessaire, est une illustration directe de cette logique de marché.